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Monstres dans tous leurs états

statuette : Océan ?

Les anciennes cultures des côtes de la Méditerranée étaient étroitement liées à la mer et ses rivages. L'espace marin nourrissait et surtout, canal d'échanges et d'influences, il était le lieu privilégié des voyages de commerce, d'expansion territorriale et de découverte. Porteur de bienfaits, il n'en était pas moins perçu comme un espace hostile dont il fallait s'allier les divinités. L'élément aquatique marque aussi la limite entre l'espace des mortels et ceux des défunts et des immortels, il est l'accès à l'outre-tombe ou son lieu même. Rien d'étonnant alors à ce que cette omniprésence du monde marin ait généré tant de croyances et de mythes, de divinités et de personnifications.

Pour affronter la mer sauvage et dangereuse, les anciens veillaient par les rites à obtenir la protection et l'aide des divinités. Celles-ci abondent, leurs mythes aussi. Le puissant Poséidon, et son équivalent latin Neptune, crée les tempêtes, les raz de marée, les tremblements de terre ; il peut aussi protéger, aider navigateurs et voyageurs car il a la pleine connaissance et la maîtrise de l'espace maritime qui lui est dévolu. Les autres dieux marins sont secourables, leurs personnalités plus positives sont aussi moins définies. Etroitement associés à la nature et à ses forces, ils partagent des traits communs : l'honnêteté, la connaissance, les dons de prophétie et de métamorphose, cette dernière caractéristique trouvant un parallèle dans la nature informe et toujours changeante de l'élément liquide.

Sur les images, l'hybridité visuelle des êtres marins exprime deux notions différentes : l'essence marine du personnage, et ce don de la métamorphose.

La métamorphose

La métamorphose s'apparente dans ce cas à un changement complet et temporaire  des êtres marins et elle est figurée pour deux légendes : la lutte opposant Héraclès et le dieu marin, Nérée ou Triton, dont il veut obtenir le chemin vers le jardin des Hespérides (hydrie De.Ridder.255), et l'union de Pélée et Thétis (coupe De.Ridder.539). Celle-ci, Néréide qui deviendra la mère d'Achille, repousse ce mari mortel qu'on lui impose en se métamorphosant successivement en animal dangereux, en végétal, en feu ou en eau. Au terme de ses changements, elle ne peut que céder. Il en est de même pour le dieu marin que les puissants bras d'Héraclès enserrent : il finit par révéler le chemin menant au jardin aux pommes d'or. Sur les images, les métamorphoses sont juxtaposées aux protagonistes, par exemple une panthère sur une épaule, un serpent autour d'une jambe, du feu derrière les épaules, les animaux semblant souvent sortir du corps de la divinité marine. Sur l'hydrie, deux Néréides effrayées tiennent l'une un lion, l'autre une panthère, l'expression de leur métamorphose.

L'expression de la nature marine

L'autre l'hybridité, celle des créatures composites, exprime l'essence même des êtres marins, éventuellement leur dimension sauvage et indomptée. Dans certains cas, la monstruosité personnifie le caractère particulier d'un lieu, comme la dangereuse Scylla qui symbolise un écueil mortel. Héraclès luttant contre Triton, fils de Poséidon, pourrait évoquer la maîtrise de la nature sauvage par ce héros civilisateur.

Lutte d'Héraclès et Triton. Hydrie attique du Peintre d'Antiménès, vers 530–520 av. J.-C.
(New York, Metropolitan Museum of Art 23.160.1)


Les pinces de crustacé sur la tête du dieu de la statuette en bronze en font un dieu marin, peut-être Océanos car ni Poséidon ni Neptune ne semblent figurés hybrides. Le grand dieu marin est plutôt associé à des créatures aquatiques hybrides : il chevauche ou mène des chevaux marins, il est accompagné d'un cortège varié. L'essence aquatique de l'être marin est souvent traduite par l'association d'un buste humain et d'une queue de poisson qui remplace la partie inférieure du corps. Ce schéma est celui du fils de Poséidon, Triton, parfois de Nérée, et surtout celui d'une multitude de personnages génériques qui peuplent les images antiques de l'océan, les "tritons".

Les dieux marins, surtout les plus anciens de la généalogie divine, sont peu différenciés et se confondent sur les images : Océanos "l'Océan", Pontos "le flot", Nérée, Protée ou Halios Gerôn le "Vieux de la mer", voire Triton. Le nom de leurs nombreux descendants évoque les multiples aspects et particularités de la mer - Glaucos "le bleu-vert", Aphros "l'écume des mers", Bythos "la profondeur des océans" - et peu d'entre eux ont une identité affirmée dans les mythes et sur les figurations malgré le goût des faiseurs d'image pour les créatures marines. L'homme-marin-chimère de la bague est antérieur à la fixation du type iconographique que se partagent Nérée, Triton et les autres. L'être triple du bronze étrusque est tout aussi rare et ancien : un autre monstre marin tricéphale ornait le fronton de l'archaïque temple d'Athéna sur l'Acropole d'Athènes (560-550 av. J.-C., Musée de l'Acropole).

Les nymphes marines, les Néréides, dont la littérature rappelle la multitude et les noms variés, ne sont pas davantage différenciées, même celles qui, comme Amphitrite, Thétis et Galatée, ont leur propre légende. Le contexte narratif qui permet de les identifier. Les Néréides ne sont jamais figurées sous une apparence hybride : l'intégrité du corps des déesses est respecté ou, c'est leur beauté que l'on montre. Plus ou moins dévêtues, elles nagent ou évoluent sur les flots près d'hybrides marins - tritons ou animaux -  et de dauphins. L'association de la Néréide et de l'animal marin la transportant, qui précède le couple Néréide/triton, apparaît dans la Grèce classique, peut-être sous l'influence de représentations théâtrales relatant le transport du second armement d'Achille : Thétis, mère de ce héros grec de la Guerre de Troie, et ses soeurs lui apportent un nouvel armement divin forgé par Héphaïstos en remplacement de ses armes prises par le prince troyen Hector sur la dépouille de son ami Patrocle : en acceptant de fournir ces nouvelles armes à son fils, la déesse en accepte aussi la mort héroïque. A la période suivante, les armes tenues par les déesses cèdent la place à des objets féminins, comme les coffrets et les miroirs, sur les images qui perdent leur narration épique au profit de scènes appaisées et plaisantes.

Ce n'est que sur des images tardives, de l'époque romaine, que certaines déesses marines telles que la divinité primordiale Thalassa et la Titanide Téthys ont de discrets traits animaliers : par l'ajout de pinces ou d'antennes de crustacé sur leur tête, elles forment un pendant visuel avec les figures d'Océanos et de Pontos. Quant aux images de femmes-poissons, peu courantes dans l'Antiquité, ce sont celles des tritonesses anonymes, l'équivalent féminin des nombreux tritons peuplant les mers de l'imaginaire des Anciens.